
Hêtraie – Nord Lozère © Association Bès & Truyère
Henri Pradin, lozérien, journaliste, reporter-photographe, guide de montagne mais surtout grand voyageur respectueux de la Nature nous livre cet essai poignant sur la déforestation en Lozère intitulé « Homme blanc avoir rien compris? ».
« Pourtant, que la montagne est belle », chantait la chaude voix de Jean Ferrat encore dans nos oreilles. Oui, elle est belle. Si belle. Oh, pas toujours facile, certes, on le sait, mais au fond n’est-ce pas cela qui fait aussi sa force, sa magie, son charme ? Nous ne vivons pas là, sur ces hauts plateaux, pour la facilité, mais bien pour la qualité d’une vie et la beauté d’une terre.
Mais une étrange violence s’est sournoisement abattue sur cette beauté et sur le pays. À coups de nitrates, de machines coupeuses d’arbres et de broyeuses, l’homme blanc est en train de scier avec une ardeur aveugle la branche sur laquelle il était bien assis, de détruire son propre abri et de transformer en un désert aride cette terre déjà rude – par son altitude et son passé volcanique, semblable à l’Islande– que ses ancêtres s’étaient tant battus pour améliorer quelque peu, de génération en génération. Il en aura fallu bien moins d’une pour tout anéantir. Certains s’entêtent à nommer cela « progrès ». Ah.
Le constat est alarmant, et inutile d’aller pleurer sur la lointaine Amazonie, le désastre est à nos portes: les rivières se dépeuplent sous l’action des produits chimiques dont s’inondent les champs de prairies artificielles gagnés sur des forêts parties en fumée avec leurs insectes, baies et champignons (il faudrait à ce propos encourager et saluer ceux qui ont encore le courage d’épandre du lisier). Couper du bois a toujours été une chose naturelle, tant pour construire que pour se chauffer. Mais aujourd’hui, pour alimenter une région de plus en plus large, on ne coupe plus: on rase à la vitesse des machines et non plus des bras, on broie, pour satisfaire l’appétit d’usines fort discutables fonctionnant au bois, un lourd non-sens en ces temps dits « de protection de l’environnement » ou pour répondre à des lois sur l’environnement encore plus discutables, et on ne replante plus. Plus rien. Alors qu’il existe des lois qui obligent à le faire, qu’il existe des plants disponibles… mais la théorie du « Après moi, le déluge ! » bat son plein.

Déforestation – nord Aubrac © Credit photo Association Bès et Truyère
Que les ingénieurs et les dirigeants ne comprennent pas – ou ne veuillent surtout ni voir ni comprendre, intérêts financiers obligent – la situation, soit. Ceux qui gèrent une si profitable situation ne vont pas s’embarrasser de basses conséquences sur le petit peuple, l’exemple actuel le plus frappant, tout à fait similaire, se situant en Arctique dans la course effrénée à l’or noir. Mais n’y a-t-il pas un seul terrien pour comprendre, voir, oser dire et oser faire?
Pour se redresser comme les aras bleus de « Rio » ou les indiens extra-terrestres tout aussi bleus (un hasard ?) du film « Avatar » ? Où est donc passé ce bon sens lié à la terre nourricière depuis des millénaires ? La formule classique « Quelle Terre laisserons-nous à nos enfants ? » est bien désuète face à la brutale réalité. Il faut aujourd’hui dire en effet : « Sur quelle Terre allons-nous vivre dans cinq ans ? ».
Faudra-t-il uniquement importer les myrtilles chimiques des États-Unis, les champignons tchernobylisés des pays de l’Est, le veau aux hormones d’Italie, le fromage aseptisé de Hollande, les légumes forcés du Chili et les pommes de terre sans goût d’Espagne ? Parce que nous n’aurons plus rien ici ? La dernière vache Aubrac finira-t-elle empaillée à côté d’un bison parce que la race et les petites fermes n’étaient « pas rentables », en terme européen s’entend, alors que ces dernières font pourtant vivre nos montagnes – si on les laisse vivre ? Tout cela parce que la terre de Lozère, si riche en choses simples, aura été trahie, rasée et brûlée aux nitrates par ses propres habitants pour jouer à la Beauce à coup de primes à l’herbe ? Avec un air de grenouille qui voulait devenir plus grosse que le bœuf ? Tout cela pour obéir à la loi de l’argent, des pseudo-normes européennes, des appétits aveugles fort bien aiguisés et déguisés, au détriment du bon sens paysan – entendre par-là « celui-qui-habite-le-pays » – qui malgré tout sommeille toujours en nous ?
Il est grand temps de se remémorer cette phrase si lourde de sens, si lucide et si désabusée d’un chef indien effondré devant l’appétit féroce et l’entêtement aveugle des Blancs sur ses terres d’Amérique, il y a plus de deux siècles déjà : « Lorsqu’il aura arasé la dernière colline, asséché la dernière rivière et abattu le dernier arbre, l’homme blanc comprendra que l’argent ne se mange pas ».
Nous y sommes, hélas, presque déjà. N’est-il pas temps de se serrer la main et les coudes pour penser à l’avenir que nous devrions construire, tant pour nous-mêmes que pour nos enfants et les leurs ?
L’érosion gagne autour de chaque terre dévastée – pardon, de chaque forêt rasée – le vent s’engouffre dans les parcelles vides, les prés drainés se dessèchent, chaque éolienne plantée bétonne le sol en profondeur et perturbe des sources – comme au Truc de l’Homme, et point besoin d’avoir fait de grandes études pour y penser. Sans études autres que celle du ciel et de la terre, nos ancêtres avaient bâti des murs pour retenir le sol et délimiter des espaces tout en rendant la terre un peu moins aride, planté des haies et des arbres au bord des routes et chemins pour les protéger du vent et de la tourmente… ces mêmes routes qui aujourd’hui sont envahies l’hiver par les congères et occasionnent autant de frais que de désagréments… ces mêmes chemins qui aujourd’hui ressemblent à des autoroutes ravinées pour de soi-disant raisons de normes bureaucratiques, de sécurité ou de remembrement.
Partout, on entend : « Ha ! ‘Y a plus une truite !… Plus de framboises !… Plus de canaris ni de charbonniers !… Les arbres tombent plus vite que les mouches !… Les broyeurs ne nettoient plus mais détruisent les bords de routes !… Tiens, là, hier encore j’allais aux cèpes ! etc… ». Allez, soyons francs, qui ne l’a pas entendu ou ne l’a pas dit ? Les esprits retors diront qu’il en reste bien assez, des forêts. Que tout ça, c’est juste des prophéties de mauvais augure.
Car après le pétrole, le bois et surtout l’eau pure vont devenir les enjeux et les richesses convoitées du XXIème siècle. « Investissez dans une forêt ! » proclame-t-on ici et là. Et dans l’ombre, les géants rachètent déjà les restants boisés de la planète. L’Islande, elle, est convoitée sans ménagements pour son eau et son énergie propre…
L’eau et le bois. La Lozère possède les deux. Vendue au plus offrant, deviendra-t-elle un désert peuplé d’éoliennes et de derricks de gaz de schiste ? Les réserves d’eau seront-elles asséchées pour alimenter d’insatiables zones bien loin d’ici au détriment de ceux qui habitent justement ici ?
Attendrons-nous donc la fin pour réagir ? Homme blanc avoir toujours rien compris ?
Alors, et si les Lozériens se montraient actifs et solidaires pour préserver leur territoire et l’héritage de leurs ancêtres ? Et si chaque commune, si petite soit-elle – oh, toute politique largement tenue à l’écart, il ne s’agit que de survie humaine – donnait l’exemple en s’impliquant, en replantant, en préservant ses forêts et ses cours d’eau, ses marécages ? Quelques exemples existent déjà, encourageants.

Au Bhoutan, la constitution précise que la forêt doit couvrir au minimum 60% du territoire – Credit photo © Association Bès & Truyère
Protéger la forêt – ce qui ne signifie pas forcément « gérer durablement », petite phrase qui a autorisé bien des excès « légaux » fort loin de l’intérêt des forêts elles-mêmes et de leur écosystème – n’est pas seulement protéger les arbres, c’est protéger tout ce que celle-ci offre et produit, toutes les espèces la faune et de la flore qu’elle abrite, toute l’eau qu’elle retient au lieu de la laisser ruisseler loin et éroder, c’est protéger les abeilles qui souffrent tant des pesticides et des nouveaux déserts, c’est aussi protéger le gibier qui s’y abrite, et derrière – et avec – tout cela, c’est protéger l’homme, la vie, notre terre, et l’avenir dont le profil est de plus en plus incertain, voire hélas certain.
Les forêts n’ont que faire de ces désastreuses saignées coupe-feu (ouvrant des allées courant d’air et des ornières démesurées perturbant tout l’écosystème), de ces machines de plus en plus puissantes et destructrices. La montagne n’est pas un champ de maïs. Par ailleurs, on interdit le passage de frêles motos sur les chemins, on crie haro sur les 4×4, mais on autorise sans hésitation – hors tous chemins – celui des engins lourds à huit énormes roues chaînées, capables de passer aujourd’hui vraiment n’importe où en défonçant allègrement et irrémédiablement chemins, sols et mousses tout en laissant de jolies traînées d’huile. Sous prétexte de rapport et rentabilité. Bizarre, vous avez dit bizarre ?
Sait-on bien que la France exporte à coups de containers vers la Chine – sans aucune taxe d’exportation – chêne et hêtre si précieux… qui nous reviennent d’Asie sous forme de sciages, parquets et meubles à des prix défiant toute concurrence et détruisant toute tentative de commerce local ? Est-on si mal outillé en France et si dépourvu de main d’œuvre qu’il faille aller au bout du monde et en être réduit à exploiter la misère sociale ? Hum hum. Ils sont fous, ces Européens.
Si le Monde marche sur la tête, c’est son affaire. Mais… et si les Lozériens avaient, eux, le courage de marcher droit sur leur terre, et bien campés sur leurs jambes ?
Appelons un chat un chat : l’ancien Évêché du Gévaudan, riche et puissant, doit-il succomber aux lois insensées d’une Europe aveugle et aux appétits féroces qui ne laisseront que des ruines ? Subir dans ses montagnes les règles de la loi Littoral au détriment des agriculteurs sous des prétextes de régionalisation ? Se laisser envahir par le soja transgénique de Monsanto pour remplacer le foin ?
L’Europe, certes. Mais… et la Lozère ? Et… nous ?
Et tout ça parce que la France, qui a un tel retard – encore une fois – dans le secteur éolien et photovoltaïque, mise tout sur la « biomasse » pour honorer ses engagements européens, pour une question de chiffres monstrueusement éloignés de toute réalité humaine ou naturelle.
Projet actuellement suspendu, la méga-centrale électrique à biomasse de Gardanne nécessitera 855.000 tonnes de bois par an – allez, disons près d’un million – à récolter sur un rayon de 400 km autour d’elle, la moitié provenant des Cévennes prévues pour être rasées par des coupes à blanc (le reste provenant des U.S.A., d’Ukraine et du Canada, lancés dans la même folie), sans aucun plan de reboisement, ce qui représente tant une aberration technique, écologique et humaine qu’une destruction irréversible. Et le tout subventionné par l’État – accessoirement à coup de taxes (même rétroactives !) sur l’électricité actuelle et autres !
Nous sommes à l’époque du « dématérialisé », du carburant « hydrogène » (un bateau fonctionne en Islande, avec un parc automobile, et la première Toyota hydrogène vient de sortir), du « photovoltaïque » (historiquement créé par la France, le four solaire d’Odeillo est devenu un musée oublié), et… on rase le bois – et la vie qui va avec – sans se soucier de rien ?

A l’est du Cambodge, près de la frontière avec le Vietnam, sont saisies chaque année des centaines de voitures et de mobylettes appartenant à des trafiquants de bois, précieux ou non – Credit photo © Association Bès & Truyère
« La déforestation est responsable de plus de 20% du dioxyde de carbone produit par le genre humain », déclarait de son vivant Wangari Maathai (fondatrice du Green Belt Movement au Kenya et Prix Nobel de la Paix) au sein de l’O.N.U. consciente du problème.
Pourtant, entre 1790 et 1800, l’État français met en place une vaste campagne pour le reboisement. Et entre 1860 et 1880, mettant celle-ci en pratique, la France s’engage avec l’Administration des Eaux et Forêts dans une politique très volontaire de Restauration des Terrains en Montagne (RTM) pour contrer et réparer les effets désastreux des défrichements abusifs, des écobuages excessifs voire de totale déforestation entraînant l’érosion des sols (avec notamment en 1875 l’ambitieux reboisement de l’Aigoual). Que diraient aujourd’hui ces braves gens d’hier ? Car il est primordial de noter qu’à cette époque, ces inquiétants déboisements étaient manuels ! De nos jours, leur mécanisation extrême a dépassé la vitesse d’éventuelle régénérescence naturelle ou de reforestation domestique.
Car il faut d’ailleurs bien plus parler de « reforestation » que de simple « reboisement » systématique.
En effet, l’abus des résineux est tentant pour la rapidité de croissance de ceux-ci – et ce dans beaucoup de régions et de pays hélas, il n’y a qu’à voir la terrible acidification et les risques d’incendie engendrés par la joyeuse prolifération du pin maritime. Mais il faut bien garder à l’esprit que les rois sylvestres de la France étaient des feuillus, chêne et hêtre notamment, ce fantastique et magnifique hêtre qui a courageusement colonisé les hauts plateaux de Lozère çà et là parsemés de chaos granitiques et de blocs erratiques, témoins d’une formidable histoire géologique. Certaines forêts semblent garder encore un peu de cette mémoire ancienne, comme du côté de la cascade du Déroc ou du Sauvage. Car on oublie facilement que la glace recouvrait encore tout ici, de plusieurs centaines de mètres d’épaisseur, il y a tout juste dix mille ans, et que le dernier volcan d’Auvergne s’est éteint il y a 6.600 ans seulement.
Pour comprendre sa terre et voir ce qu’elle était avant que la végétation ne la rende vivable, tout Lozérien, tout Auvergnat devrait s’intéresser à l’Islande où glaciers et volcans travaillent encore à sculpter la terre, et où la végétation a encore tant de mal à reprendre le dessus (1% seulement du pays est boisé). Là-bas, on sait l’importance du moindre arbre pour que la vie existe demain. Tout Lozérien devrait aussi porter son regard vers la Patagonie, dont le sud a été défriché à outrance et brûlé par de récents ancêtres désireux de remplacer ces foutus vieux arbres millénaires inutiles par des moutons producteurs de billets verts, au prix d’une érosion et d’une désertification dont les conséquences se payent encore cher aujourd’hui – tout en ayant au passage éradiqué, à y être, les tout aussi inutiles (à leurs yeux) autochtones, c’était il y a à peine plus d’un siècle…
Alors planter, et vite, oui, et surtout arrêter l’hémorragie. Planter, mais sans oublier de redonner aux futures forêts leur richesse : le mélange de leurs essences. Tout le monde aura remarqué que le hêtre justement a tendance à reprendre actuellement quelques droits de façon naturelle, on s’en rend surtout compte à l’automne au cœur des forêts de pins et sapins. Le bouleau profite lui aussi du déboisement, essaimant et poussant rapidement. À nous alors d’aider ces cycles naturels.
Il est grand temps de relire L’homme qui plantait des arbres, de Jean Giono…
L’ère de l’immédiat, cette pseudo-urgence instantanée créée par ces machines qui nous dépassent, a fait oublier « demain » à la plupart.
Il ne faut pas rêver en chantant d’une action collective, mais plutôt travailler chacun dans une pensée collective, chacun sur ses terres, dans sa commune, puis commune avec commune. Sauver déjà autant de parcelles que possible. L’enjeu est mondial, notre survie est locale. Il ne s’agit pas d’égoïsme mais de conscience et d’organisation. L’histoire du colibri faisant mille voyages pour porter quelques gouttes d’eau sur l’incendie ravageur, et répondant avec ardeur aux animaux qui se moquent qu’il fait sa part du travail. La meilleure façon d’aider l’Amazonie ou les terres dévastées par la production d’huile de palme est peut-être bien de donner un exemple, concret.
Allons-nous prendre ce chemin, enfin ?
Pour demain cueillir et nous chauffer encore. Pour la gamme de verts du printemps, l’ombre parfumée de l’été, les flamboiements de l’automne, les silhouettes de l’hiver. Pour un équilibre entre terre et liberté. Pour ne plus désertifier cette région humainement ou sur le plan environnemental, pour y vivre tous ensemble, des agriculteurs aux télétravailleurs en passant par toute la gamme des rôles qui composent une société.
Pour une « sobriété heureuse », comme l’exprime et le prône si justement Pierre Rabhi. Loin de tout angélisme, tout utopisme ou toute écologie militante.
Pour une Lozère « durable » comme il est de bon ton de dire, une Lozère belle et libre.
Avant de se rendre compte, dans un désert autrefois beau et riche de vie, que l’argent ne se mange pas.
Henri Pradin

Henri Pradin – Credit photo © Henri Pradin
Issu d’une famille originaire de Prunières et des Faux, Henri Pradin a été journaliste, reporter-photographe, guide de montagne, et a collaboré à divers reportages télévisés comme rédacteur et commentateur. Après avoir sillonné le monde, habité au Canada, en Patagonie et seize ans en Islande, il vit aujourd’hui en Lozère, traducteur littéraire sous son nom islandais Henrý Kiljan Albansson.
En savoir plus sur Henri Pradin.
Bravo pour votre magnifique article qui relate avec justesse et espoir, la réalité de ce qu’il se passe derrière les belles paroles et la carte postale idyllique de l’Aubrac, qui devient petit à petit une machine à cash! Un essai à méditer…avant d’agir!
Excellente analyse, et j’ai vu en Malaisie, les forêts dévastées⦠pour l’huile de palme à Fos, contre des Mirage, etc.
Cordialement,
Jean-Jacques Marchand
Merci pour cette article.
Je constate et déplore aussi la disparition des forêts en Lozère dans des coins jusqu à présent protégés…. tout ça pour tout drainer, aplanir et semer des fourrages uniformes type « ray-grass »
Alors j essaie de résister à mon petit niveau. Sur une ancienne forêt déboisée il y’a 30 ans j’ai rapidement abandonné le scénario office de forêts qui me proposait de reboiser en épicéa évidemment et j ai laissé faire la nature.
D abord ronces, genêts qui ont protégés les petits arbres du vent et 30 ans plus tard du hêtre chêne, bouleau, sorbier…
Il y a encore de l espoir mais urgence avant que cette région ne ressemble à d autres régions uniformisées et stériles